Analyse transactionnelle des relations du couple cellule immunitaire bactérie

Alors qu’il n’était ni microbiologiste, ni immunologiste, il a fallu une bonne dose de témérité scientifique à Jean-Pierre Gorvel pour se lancer, il y a 18 ans, dans l’étude des interactions entre les bactéries pathogènes et les cellules qu’elles infectent.
Son expertise s’est construite au fil de collaborations nouées avec des équipes de recherche situées aux quatre coins de la planète : de l’Espagne à l’Arabie Saoudite en passant par l’Afrique du Sud, le Texas et… le CIML ! Animé d’un unique crédo : appliquer ses découvertes à la santé humaine.

Aujourd’hui l’équipe de Jean Pierre Gorvel tente d’appréhender toutes les facettes de cette thématique : l’identification des facteurs de virulence de bactéries responsables de graves maladies chez l’homme, l’optimisation de vaccins anti-infectieux, le décryptage des voies d’échappement des bactéries à la vigilance du système immunitaire, l’étude de la réponse immune aux infections dans les muqueuses de l’estomac, du poumon…

 

"Nos projets de recherche sont en synergie les uns avec les autres, sans cesse entretenus par de nouvelles idées, l’acquisition de nouvelles technologies et la rencontre de nouveaux collaborateurs et partenaires" raconte Jean-Pierre Gorvel, qui enchaîne sur l’un des sujets qui lui tient particulièrement à cœur : les bactéries de la famille Brucella. "En ce moment, nous exploitons le fruit de nos découvertes sur Brucella et la réponse immunitaire qu’elle induit, à l’étude de sa pathogénicité pendant la grossesse ». En effet, Brucella, endémique du bassin méditerranéen et transmise à l’homme par le bétail, est entre autre responsable d’avortements chez les mammifères et d’une grave fièvre appelée « fièvre de Malte."

Survivre à l’intérieur de son ennemi

Lors de l’infection, Brucella est absorbée par les macrophages, des gros globules blancs chargés de débarrasser l’organisme des agents dangereux, mais au lieu d’être détruite par ces derniers, la bactérie survit et se multiplie à l’intérieur de son hôte.

Phagocyte infecté par Brucella abortus (en jaune). Copyright, JP Gorvel, CIML

Pour survivre dans la cellule censée l’éliminer, Brucella fabrique, à l’aide de constituants volés au macrophage, une niche, baptisée vacuole, qui la protège de la machinerie de dégradation. Une fois son abris constitué, Brucella forme alors un réservoir infectieux inaccessible au système immunitaire. "Nous avons identifié plusieurs molécules que produit Brucella pour construire ce système de protection. Ces molécules bactériennes sont autant de cibles thérapeutiques potentielles. Ainsi, les souches de Brucella génétiquement modifiées qui sont incapables de les fabriquer sont dégradées efficacement par les macrophages" explique Jean-Pierre Gorvel.

"Nous exploitons aussi les propriétés de ces molécules à d’autres fins. Prises isolément, certaines d’entre elles sont en effet capables d’intensifier la réponse immunitaire contre d’autres agents infectieux c’est pourquoi elles pourraient être utilisées comme adjuvant de vaccins. Nous sommes en train de tester cette hypothèse dans des modèles animaux en collaboration avec l’Institut d’Etudes Biomédicales dirigé par Jacques Banchereau à l’hôpital Baylor de Dallas."

De Brucella à la tuberculose, il n’y a qu’un pas, puisque Mycobacterium tuberculosis, la bactérie responsable d’une des maladies infectieuses les plus répandues dans le monde, se dissimule, comme Brucella, à l’intérieur des macrophages. Ainsi, une partie de l’équipe de Jean-Pierre Gorvel, en collaboration avec un groupe de chercheurs sud-africain, s’intéresse aux facteurs de virulence produits par M. tuberculosis.

Dans le poumon infecté des patients, ces molécules induisent la formation de granulomes. Le confinement des bactéries à l’intérieur de ces agrégats de tissus et de cellules immunitaires leur permet de se protéger. Elles entrent alors dans un état de dormance en accumulant des réserves énergétiques, sous forme de lipides, qu’elles prélèvent directement dans les macrophages. Pour échapper à l’action du système immunitaire, M. tuberculosis synthétisent des molécules distinctes de celles de Brucella. L’équipe utilise aujourd’hui la microscopie électronique pour élucider dans le détail la nature des interactions entre les macrophages et ces mycobactéries.

'Nous tentons de déchiffrer les messages que Salmonella
envoie à la cellule hôte mais aussi de comprendre
comment cette dernière les interprète'

Comme ses deux consœurs, Salmonella vit et se multiplie à l’intérieur de nos cellules. Parmi les 2 000 membres aujourd’hui identifiés, les plus célèbres se nomment Salmonella typhi, Salmonella paratyphi et Salmonella enteritidis. Les deux premières sont responsables de la fièvre typhoïde (21 millions de cas dans le monde et près de 200 000 morts par an essentiellement en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud), une maladie qui peut pourtant être prévenue par la vaccination et l’adoption de règles d’hygiène élémentaires (qui visent à prévenir la contamination des aliments par les selles d’une personne infectée). La seconde est cachée dans les aliments sous vide qui trainent au fond de notre réfrigérateur. Elle est à l’origine des gastroentérites qui touchent chaque année plus de 2 000 français et 50 000 américains.

"À l’aide de "micro-seringues", Salmonella envoie des messages (en pratiques des protéines) dans la cellule hôte afin de modifier le comportement de cette dernière." explique Stéphane Méresse, responsable du projet au sein de l’équipe. "Nous tentons de déchiffrer ces messages mais aussi de comprendre comment la cellule infectée les interprète. Ainsi nous avons démontré que les protéines bactériennes interagissent avec les protéines humaines pour former des complexes indispensables au développement de Salmonella."

L’histoire a en fait débuté quelques années auparavant à l’Imperial College de Londres où l’équipe de David Holden a mis en évidence pour la première fois ces protéines bactériennes. À son tour, l’équipe les a cloné puis réexprimé dans les bactéries en les affiliant d’une "étiquette" qui permet de les visualiser à l’intérieur de Salmonella et dans la cellule humaine.

Pour identifier les protéines humaines partenaires, l’équipe a utilisé un technique de criblage dite "double hybride" : les protéines bactériennes et humaines sont co-exprimées dans des levures génétiquement modifiées qui doivent absolument restaurer leur système de production enzymatique à l’aide d’un couple protéine bactérienne/protéine humaine pour métaboliser. Ainsi, seules les levures survivantes dotées d’un complexe efficace sont sélectionnées. Les gènes codant pour les protéines du complexe sont alors re-clonées puis réexprimées afin de valider que le complexe s’est bien reconstitué à l’identique.

"Nous avons découvert qu’en l’absence de l’une ou l’autre des protéines de ces complexes, la bactérie ne se réplique plus ou se multiplie à des niveaux tellement faible qu’elle est facilement éliminé par notre système immunitaire" souligne Stéphane Méresse.
Certaines molécules seraient-elles susceptibles de bloquer la formation de ces complexes ? C’est la question à laquelle s’attelle aujourd’hui l’équipe de Jean Pierre Gorvel. 'Avec l’aide des spécialistes en biologie structurale de l’AFMB* nous avons établi la structure cristalline de l’un de ces complexes. Désormais, l’objectif est d’identifier un candidat-médicament capable de contrecarrer cette organisation afin d’améliorer le traitement d’une maladie qui résiste de plus en plus souvent aux antibiotiques."

De l’immunologie en médecine humaine à l’immunologie "alimentaire"

L’équipe de Jean Pierre Gorvel étudie enfin un autre aspect de l’immunité antibactérienne, celle qui se déploie à l’intérieur du tube digestif.

L’intestin contient un nombre phénoménal de bactéries, que le système immunitaire doit contrôler pour les empêcher de passer dans la circulation sanguine. Parmi ces acteurs locaux, les cellules dendritiques, cousines des macrophages, résident dans les tissus et coordonnent, en réponse à l’infection, l’intervention des autres cellules immunitaires. Dans le tube digestif, elles siègent au niveau des Plaques de Peyer, structures sentinelles des muqueuses spécifiquement dédiées à la surveillance immunitaire locale.

"À l’intérieur des Plaques de Peyer nous avons identifié une catégorie inédite de cellules dendritiques, produisant un agent antibactérien puissant, le lysozyme, identifier en 1922 par Alexander Fleming, le célèbre co-découvreur de la pénicilline" raconte Jean-Pierre Gorvel. "Ces recherches suscitent un vif intérêt de la part des industriels de l’agro-alimentaire. Ceux-ci étudient l’action dans l’intestin des probiotiques, ces micro-organismes utilisés comme compléments alimentaires dans les yaourts et qui exerceraient un effet bénéfique sur la santé du consommateur : comment les probiotiques participent-ils à l’immunité intestinale ? Permettent-ils par exemple aux cellules dendritiques de devenir plus efficaces pour protéger le consommateur contre les infections ?"

Ces différentes thématiques de recherche illustrent bien la multitude des stratégies mises au point par les bactéries pour survivre aux attaques de notre système immunitaire, mais aussi comment la connaissance accrue de ces stratégies trouve potentiellement des applications dans des domaines très variés de la santé humaine.