De l’analogique au numérique ou comment la membrane du lymphocyte T contribue à convertir un signal d’information en une réponse biologique adaptée

Au cours de sa vie, un lymphocyte T reçoit à sa surface une multitude de signaux venus de l’environnement qu’il capte à l’aide de récepteurs enchâssés dans sa membrane plasmique. Une fois connecté à l’antigène le récepteur T s’active, intègre l’information reçue puis converti ce signal quantitatif (la force plus ou moins grande de la liaison entre l’antigène et le récepteur) en un signal qualitatif (la réponse cellulaire appropriée à la situation biologique) : proliférer, se différencier, migrer ou mourir.

Le récepteur T constitue la pièce maitresse du système de détection d’antigènes étrangers. Ce récepteur est plus ou moins en permanence au contact d’autres partenaires qui « orientent » la réponse de la cellule : des enzymes (les tyrosines kinases LCK et ZAP 70) et des « commutateurs biologiques », situés dans ou à proximité de la membrane.
Les lipides sont l’autre famille clef de composants de cette machinerie. En réglant au plus près l’architecture de la membrane, ils facilitent ou préviennent la formation de complexes moléculaires de signalisation.

Quelle est la dynamique de cet assemblage supramoléculaire ? À quelles échelles de temps et d’espace les composants de la membrane s’auto-organisent ? Quels sont les éléments qui contrôlent cette organisation ? Comment ces éléments et à quelles échelles spatiotemporelles influencent-ils la conversion de signaux en une telle palette d’effets biologiques ? L’équipe de Didier Marguet et Hai-Tao He tente aujourd’hui d’apporter des réponses à toutes ces questions.

 

Pendant longtemps la membrane plasmique a été perçue comme une simple enveloppe dans laquelle nageaient des protéines qui régulaient les échanges d’informations entre l’extérieur et l’intérieur de la cellule.
Par des approches biochimique, les scientifiques ont tout d’abord isolé et identifié ses principaux constituants. Ils sont ensuite parvenus à la solubiliser à l’aide de détergents et ainsi révélé l’extraordinaire complexité des associations potentielles entre les multiples protéines de la membrane. Plus récemment, les lipides, par leur diversité structurale, ont émergé plus récemment comme des éléments clef de l'intégrité membranaire de ses interactions. Progressivement, la membrane est ainsi apparue comme un milieu très complexe et hétérogène.

En réalité on sait aujourd’hui que la membrane est « vivante ». Ses constituants diffusent sans cesse dans un subtil jeu d’équilibre chimique : certaines molécules sont écartées, d’autres sont mises en relation ce qui permet au final d’assembler des complexes moléculaires et de garantir la  nécessaire plasticité qui permet à la cellule de s'adapter à son environnement.

Ces mécanismes sont mis en jeu en moins d’une seconde
dans un espace d’à peine quelques dizaines de nanomètres

Tous ces phénomènes se déroulent à des échelles de temps et d’espace extrêmement réduits : le processus qui conduit à l’activation du récepteur T dure quelques centaines de millisecondes et le terrain d’observation mesure à peine une dizaine de nanomètres. Pour accéder à cet univers, l’équipe a été l’une des premières au monde à combiner reconstitution in vitro, observation in vivo et simulation.

"D’un point de vue technique, cet univers est très difficile à reconstituer in vitro » souligne Didier Marguet. "Nous avons alors tenté d’analyser les événements qui se déroulaient en temps réel dans la membrane plasmique d’une cellule vivante. En développant une approche basée sur la  spectroscopie par corrélation de fluorescence (FCS) nous avons ainsi pu révéler la dynamique de l’architecture membranaire."

Grâce à son niveau de résolution très élevé, la technologie de suivi de cibles multiples ou MTT (Multiple-Target Tracing) permet de détecter et suivre des molécules de façon individualisée. En établissant des cartes dynamiques à haute densité des particules suivies l’équipe peut ainsi obtenir une représentation globale des dynamiques moléculaires régnant au niveau des membranes cellulaires.
La puissance de cette technologie est parfaitement illustrée par les dynamiques membranaires du récepteur EGFR naturellement exprimé par la lignée cellulaire COS-7. Les molécules EGFR sont visibles au niveau des membranes cellulaires par immunofluorescence. Ceci nous a permis de réaliser des clichés et des vidéos de l’organisation membranaire sur de très courtes périodes de temps, de l’ordre d’une dizaine de secondes.
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Sergé, N Bertaux, H Rigneault H, D Marguet, CIML


La FCS est une méthode d’analyse très sensible qui permet d’approcher les conditions propices à l’observation individuelle de molécules. Dans le cas qui nous intéresse, l’originalité de l’approche réside dans le fait de conjuguer parallèlement informations spatiales et obervations temporelles ce qui permet alors de distinguer parmi les molécules en mouvement, celles qui diffusent librement, de celles qui restent contraintes dans des zones de confinement de la membrane.
Les données recueillies lors de ces expériences ont ainsi validé une hypothèse longtemps débattue parmi les biologistes : l’existence de « radeaux lipidiques ». Grâce à la rigidité que leur confère leur teneur élevée en sphingolipides et en cholestérol, ces nanodomaines créent un environnement propice au recrutement préférentiel de différentes protéines de la membrane.

"Nous avons identifié deux moteurs qui règlent la dynamique de la membrane du lymphocyte T"

"La seule mesure de la dispersion latérale des molécules ne reflétait pas les mécanismes à l’œuvre au sein de la membrane plasmique, encore moins de celle d’un lymphocyte T ! Pour garantir la robustesse, la vitesse et la spécificité de la réponse à l’antigène, les différents partenaires de la membrane du lymphocyte instaurent un dialogue dans le plan de la membrane mais aussi avec des protéines localisées sous la membrane et avec des molécules qui "nagent" dans le cytosol de la cellule." rappelle Hai-Tao He.

"Pour affiner nos observations et appréhender toutes les dimensions du modèle nous avons élargi notre champ d’observation afin d’intégrer les mécanismes susceptibles de ralentir l’association des différents partenaires et fait des modélisations pour identifier les éléments pertinents décrivant la membrane" intervient Didier Marguet."

"Nous avons alors identifié deux moteurs qui règlent le confinement des molécules au sein de la membrane plasmique du lymphocyte T : un premier directement lié au nanodomaines lipidiques et un second, non exclusif du précédent, situé directement sous la membrane et associé au cytosquelette d’actine qui confère à la cellule une bonne part de ses propriétés mécaniques. Ces deux forces contribuent à la mise en place d’un zoning extrêmement précis et efficace. En moins d’une seconde, tous les acteurs sont mis en relation : le commutateur reçoit le signal analogique venu du récepteur qui vient de se lier à l’antigène, l’interprète avec l’aide de ces partenaires de la membrane et génère à son tour le signal "digital" qui sera transmis jusqu’au noyau de la cellule !" conclu Hai-Tao He.

À ces échelles de temps et d’espace, la vie de la membrane, loin d’être figée, est donc marquée par des successions de phases « lipides dépendantes » qui règlent les rencontres entre les partenaires impliqués dans la signalisation du lymphocyte T. En développant de nouvelles approches de biophotonique, l’objectif de l’équipe est désormais d’observer le cycle de vie de chaque molécule au sein de ces organisations nanométriques.