Dans la boite de lego du système TCR… de l’inventaire des pièces à la notice de montage !

Pour pouvoir lutter contre les infections et les tumeurs, le lymphocyte T doit d’abord être éduqué. Cette éducation a lieu dans le thymus, un petit organe lymphoïde situé à la base du cou qui se développe jusqu’à la puberté pour disparaître presque totalement à l’âge adulte. Là, le lymphocyte encore naïf apprend à différencier le soi du non soi et à distinguer une cellule saine d’une cellule anormale.
Pour cela, il dispose à sa surface d’un système d’identification de haute précision : le TCR (T Cell Receptor ou récepteur des cellules T). À l’aide de ce dernier, il reconnait l’antigène puis intègre et converti le signal reçu. Par une succession de poignets de mains moléculaires, l’information est alors transmise jusqu’au noyau où le lymphocyte prendra sa décision : proliférer, se différencier, migrer ou mourir.

Depuis plus de 30 ans, ce récepteur au raffinement extrême constitue le terrain de jeu de Marie et Bernard Malissen. Après avoir révélé sa structure, identifié les molécules qui lui sont étroitement associé et pénétré l’intimé du couple récepteur/antigène, l’équipe tente aujourd’hui d’appréhender au plus près du réel le fonctionnement du « système TCR ».

D’ores et déjà, en démontant et en remontant une à une les pièces du puzzle, ils ont découvert une « molécule charnière » dont le dysfonctionnement conduit à une forme de leucémies jamais décrite auparavant.

 

Constitué de deux chaînes protéiques étroitement associées, le TCR est la marque de fabrique du lymphocyte T. Enchâssé dans sa membrane,, il reconnaît l’antigène (en pratique un peptide de quelques acides aminés) et la poche du soi qui l’abrite à la surface de cellules spécialisées dans la présentation de l’ennemi (cellules dendritiques et macrophages). Ce complexe moléculaire entre dans la composition d’un complexe protéique plus vaste fait de co-récepteurs et de molécules spécialisées dont la fonction est de délivrer au cœur de la cellule les signaux déclenchés par la reconnaissance de l’antigène.

Reste qu’au moment où Marie et Bernard Malissen entament leur carrière, l’histoire du récepteur T vient tout juste de commencer. Avant de devenir des spécialistes mondialement reconnus du « système TCR » ils leurs a fallu « inventer » leur objet d’étude !

À la fin des années 70, les scientifiques sont en effet convaincus que les lymphocytes T disposent d’une clef moléculaire de reconnaissance mais la nature de cette clef comme les mécanismes qui conduisent à l’activation du lymphocyte restent encore à découvrir.

Autour de la planète, plusieurs équipes de recherche se lancent alors dans cette aventure. Ces derniers bénéficient d’une découverte qui s’avèrera décisive : la technique de production des anticorps monoclonaux mise au point quelques années auparavant par Georges Köhler et César Milstein.

"Nous avons cassé le système en sous systèmes et en composants,
d’abord dans des cellules puis dans des souris"

"Grace aux anticorps monoclonaux nous avons dressé la carte d’identité des molécules présentes à la surface du lymphocyte T puis tenter de les bloquer pour mesurer leur impact sur sa cytotoxicité", rappelle Bernard Malissen (certains lymphocyte T, dits auxiliaires, stimulent la production d’anticorps par les lymphocytes B quand d’autres, baptisés cytotoxiques, détruisent la cellule cible à éliminer).

Pour révéler la fonction d’une molécule, le plus simple est en effet de la bloquer à l’aide d’anticorps voire de la modifier ou la supprimer grâce à la génétique… et d’observer ce qui se passe ! "Pour appréhender le fonctionnement des multiples protéines qui composent le TCR nous avons fait comme un enfant qui reçoit son premier réveil " explique Marie Malissen. "D’abord il le démonte pour examiner toutes les pièces qui le composent. Puis il le remonte. Quelque fois, il parvient à le faire fonctionner plus ou moins normalement alors qu’il manque des pièces. D’autres fois, il oubli une pièce et plus rien ne marche. Comme lui nous avons cassé le système en sous systèmes (le module transduction, le module cycle cellulaire, le module « usine » à cytokines…) puis en composants, d’abord dans des cellules en culture puis dans des souris à l’aide des techniques dites de mutagenèse ciblée."

Grâce à cette démarche qui préfigure la biologie des systèmes aujourd’hui à l’œuvre dans les laboratoires du monde entier, l’équipe a reconstitué la cascade d’évènements qui permettent au lymphocyte T de convertir le signal antigénique venu de l’environnement en une multitude de signaux intracellulaires.

Ce subtil jeu de Lego génétique a aussi débouché récemment sur une découverte inattendue. Sur la quinzaine de souris présentant des déficiences dans l’une ou l’autre des molécules impliquées dans cette cascade de transduction, l’une d’entre-elles développait de façon accélérée une forme inédite de leucémie !
"Cette lignée de souris comporte des mutations au niveau d’une sorte de « commutateur » situé juste en dessous du récepteur T. Baptisée LAT (Linker of Activation of T cell), cette protéine intègre de nombreux signaux en provenance de la surface et prévient en retour toute prolifération anarchique du lymphocyte T" explique Marie Malissen. "Sans ce frein, les lymphocytes T de ses souris s’émancipent et se multiplient à une vitesse vertigineuse (et à leur suite, les lymphocytes B). Très vite, les animaux présentent des symptômes sévères (hyperthermie, défaillance cardio-circulatoire, troubles neurologiques…) qui ressemblent beaucoup aux signes que l’on retrouve chez les patients atteints du syndrome de Chusid (une maladie d’étiologie inconnue encore appelée syndrome hyperéosinophilique idiopathique) ».
Ainsi, la protéine LAT constitue non seulement un nœud de communication particulièrement vulnérable du « module transduction » mais c’est aussi visiblement un facteur clef pour l’équilibre de fonctionnement et la différenciation finale des lymphocytes T.

"La relative souplesse du site de reconnaissance du TCR permet à notre système immunitaire de rattraper les petits échappements des virus. C’est bien pour ça que nous sortons indemnes de la plupart
des infections"

En marge de ce jeu de construction, l’équipe s’est attelé à un autre défi : établir la structure tridimensionnelle du complexe récepteur T - peptide antigénique - molécule du soi (les protéines dites du Complexe Majeur d’Histocompatibilité ou CMH, qui conditionnent la reconnaissance de l’antigène par les lymphocytes T).
"Ce résultat, fruit de dix ans de travail avec l’équipe de Dominique Housset au CEA de Grenoble, a été d’abord un vrai plaisir esthétique. Nous étions parmi les premiers à observer « en vraie » comment le récepteur T reconnaissait le peptide antigénique piégé dans sa molécule du CMH" s’enthousiasme Bernard Malissen.

Les molécules du système majeur d’histocompatibilité, figurées au bas de la figure et présentes à la surface des cellules dendritiques, échantillonnent les fragments protéiques (représentées en jaune) contenus dans ces cellules. Si ces derniers sont d’origine étrangère (virus, bactéries…), le récepteur pour l’antigène des lymphocytes T (situé en en haut de la figure) est capable de lire cette information et d’en informer le lymphocyte T. Copyright M and B Malissen, CIML.

Et là, surprise, alors que la reconnaissance de l’antigène par le TCR est hautement sélective, son site de reconnaissance subit des réarrangements structuraux !
"Mais heureusement qu’il y a des changements conformationnels !" s’exclame Bernard Malissen. "Le site de reconnaissance n’est pas totalement dégénéré bien sûr mais il s’adapte. Comme le dirais un spécialiste de l’évolution, il y a évolvabilité : si l’un des deux partenaires mute, l’autre va s’adapter à cette mutation. Le système immunitaire doit répondre en permanence à la variabilité des virus. Si la relation était univoque, un subtil changement à la surface du virus suffirait à leurrer le TCR ce qui entrainerait en retour la chute de l’ensemble du système. En réalité, la relative « souplesse » du site de reconnaissance du TCR permet souvent à notre système immunitaire de rattraper les petits échappements des virus. C’est bien pour ça que nous sortons indemnes de la plupart des infections."

Après ce détour par la biologie structurale, l’équipe s’est à nouveau penchée sur la maladie lymphoproliférative qu’elle avait mise en évidence. L’objectif ? Identifier les molécules qui travaillent avec la protéine LAT. "Chez l’homme, certaines formes de leucémies pourraient être dues, non pas uniquement à des défauts de cette protéine frein, mais aussi à des défaillances de l’une ou des autres molécules qui travaillent de concert avec elle" souligne Marie Malissen.
Pour tenter d’identifier les « satellites » de LAT, l’équipe a engagé une approche de génétique inverse par mutagénèse chimique chez la souris. À l’inverse de l’approche classique qui consiste à inactiver un gène déjà identifié pour caractériser sa fonction, ils sont partis de la question posée (quels sont les gènes dont la mutation affecte la fonction de LAT ?) sans aucun a priori sur les produits de ces gènes.

Reste que 30 ans après les débuts de l’exploration du système TCR, cet univers, fait d’une multitude de signaux et de balances enzymatiques subtiles, ouvrirait plutôt sur une infinité de combinaisons.
Au delà de ce nouveau projet, comment Marie et Bernard Malissen entendent-ils appréhender un tel niveau de complexité ?

"La biologie est outil puissant dès lors qu’il s’agit de découper un système en ses composants. C’est ce qui nous a permis de reconstituer les différentes voies du système TCR. En moins d’une seconde, le lymphocyte T décode le paquet d’information amené par la cellule dendritique. Schématiquement, le TCR met en route le système en se liant au couple peptide/MHC et les molécules de co-stimulation et de co-inhibition (CD28, CTLA4…) prennent connaissance des éléments de contexte (la cellule dendritique a t-elle été en contact avec une bactérie ? un virus ? une tumeur ?...). Comment le lymphocyte T intègre-t-il les informations venant de ces différentes voies en un temps aussi court ? C’est encore un mystère ! Notre hypothèse c’est qu’il existe sûrement à l’intérieur de chacune de nos cellules des détecteurs de coïncidence. Des molécules capables de détecter par exemple que deux voies ont été activées simultanément. Reste que cette dimension intégrative est difficilement accessible à l’aide des techniques aujourd’hui disponibles" conclu Bernard Malissen.

Pour tenter d’avancer sur cette question et renforcer le volet immuno-pathologique de leur démarche, Bernard Malissen inaugurera prochainement à Marseille le Centre d’Immunophénomique. Cet institut d’un nouveau genre permettra ainsi pour la première fois de développer de façon accélérée et à très grande échelle des modèles murins capables de mimer, au plus près du réel, la complexité de notre système immunitaire.